Le martelisme comme antivaleurs sociales, politiques et économiques!


Le martelisme comme antivaleurs sociales, politiques et économiques!

Par : Junior AGENA
Les injures ont la malheureuse vertu d’inciter à l’énervement. Elles appellent des réactions spontanées et émotionnelles qui laissent peu de place à l’exercice de la raison. Si l’indignation individuelle et collective a certainement besoin du discours articulé pour se fonder en raison, il n’empêche que toute trace de l’émotionnel dans le discours est un véritable obstacle qui se dresse contre la compréhension de la bêtise. Il faut donc toujours éviter d’être pris au piège des injures, même si en tant que êtres sensibles nous ne pouvons-nous empêcher d’avoir des réactions instinctives, spontanées quand un ancien Président de la République, sur scène, promet de baiser tous les membres d’une famille : la mère, le père, les enfants et même l’oncle (Henfrasa, Ayiti Mizik Festival, 1 ère édition, 6 janvier 2018). Si Martelly s’est toujours identifié aux injures et a revendiqué la « Bêtise » comme credo ; si, grâce à cela, il a été un musicien à succès jusqu’à devenir Président de la République ; si aujourd’hui nous sommes à l’ère du « martellisme », nous devons faire un effort de saisir la bêtise dans toutes ses dimensions avec sérénité et rationalité. Il nous faut donc, d’une part, comprendre les différents modes d’expression des insultes et, d’autre part, déterminer en quoi elles peuvent être considérées comme un véritable postulat pour définir le phénomène « Martelly ».
I-                    Les contours conceptuels du terme injure
LARGUÈCHE (2009 : 75) nous aide à comprendre les différentes acceptions du phénomène injure. Pour les linguistes, c’est un signe avec ses particularités sémantique et stylistique. Les historiens s’y réfèrent « pour illustrer la nature du conflit, retrouver les termes qui ont été employés par des personnages célèbres, ou lors d’une période particulière ». Pour les psychologues, les injures sont traitées comme une manifestation agressive, compulsive, ou le symptôme de telle ou telle pathologie. Enfin, si les sociologues s’y réfèrent comme « violence verbale et incivilités pour étudier telle ou telle frange de la population qui s’y adonne tout particulièrement », les juristes s’emploient à le « définir comme délit afin d’y appliquer une sanction ». Mais, indépendamment de ces différentes acceptions, l’injure à son mode d’expression propre, tout au moins sur le plan communicatif : l’acte verbal d’injurier fait intervenir trois éléments auxquels un quatrième peut s’ajouter : l’injurieur (le destinateur), l’injuriaire (le destinataire), l’injurié (le référent) et la présence éventuelle de témoin(s) (LARGUÈCHE, 1983 : 12). Pour bien comprendre le fonctionnement des injures il faut éviter de « se limiter aux injures lexicalisées ou conventionnelles d’une langue et négliger le contexte qui peut, selon le cas, désémantiser une insulte, ou au contraire, transformer un mot anodin et neutre en élément axiologique négatif » (EL KHAMISSY, 2010 : 23, qui se réfère à KERBRATORECCHIONI, 1980 : 91).
L’injure vise toujours des objectifs bien déterminés. En effet, l’injurieur peut viser à dévaloriser l’injuriaire : « Je t’injurie de plein droit parce que je suis supérieur » (EL KHAMISSY, 2010 : 24). Dans ce cas, cette injure est interpellative où elle est « considérée comme terme d’adresse du type axiologique négatif qui, non seulement interpelle, mais également qualifie » (EL KHAMISSY, 2010 : 25). Autrement dit, l’injurieur se donne le droit de qualifier et d’identifier son interlocuteur à un système de valeurs dévalorisantes et méprisables. Le fait, par exemple, d’assimiler une personne à une chose ou à un animal, revient à la dévaloriser et à lui refuser les valeurs attachées à son humanité. L’injure peut aussi viser l’atteinte à la dignité et à l’amour propre de l’injuriaire, la provocation ou purement et simplement l’insulte « lorsque la grossièreté se généralise dans une société donnée ou dans un milieu social particulier » (EL KHAMISSY, 2010 : 29).
II-                  Le droit d’injurier comme postulat du phénomène Martelly

a)      Sur le plan musical : L’injure comme provocation et/ou insulte gratuite

Lors de l’émission « Matin Caraïbes » du vendredi 02 février 2018 M. Martelly a répondu logiquement à une question qui lui a été adressée par l’un des réalisateurs, en des termes similaires : « vous ne pouvez pas me demander de changer. Sweet-micky a son style propre et son credo qui est la bêtise. On a toujours été cela. Dire des injures, se mettre en petite tenue sur scène, c’est ça Martelly, et c’est ce que mon public adore ». En fait, les insultes doivent être mises en relation à la fois au contexte et à l’objectif visé. En littérature, dans la musique et dans les œuvres picturales, artistes et écrivains se donnent la liberté, en employant leur génie, de provoquer, de susciter l’indignation et le ressentiment. La provocation délibérée est souvent employée, dans le monde littéraire, comme un incitatif à la réflexion et à la critique. Il y a lieu de se rappeler cet aspect chez Martelly. En effet, nous nous rappelons d’une meringue où il critiquait le gouvernement d’Aristide de la mauvaise distribution d’un don de riz : men diri a, ofiysèl yo devan, kamyon diri nan mitan, polisye yo dèyè, y’ap bay diri proteksyon » (Sweet Micky, Kanaval 2002). Mais, cet aspect semble rare chez Martelly. Il injurie le plus souvent de façon gratuite (voir les albums 100%, 200%, 300% et 400% KK et les enregistrements Live de ses bals disponibles sur YouTube) dans l’objectif de trouver la bonne grâce de son public. Parallèlement à la provocation et à l’insulte gratuite, ses injures s’articulent aussi autour de la construction d’un véritable discours qui prend tout son sens dans la vie socio-politique du pays.
b)      Sur les plans sociaux, politiques et économiques

Si Martelly a pu convertir sa popularité sur le plan musical en opportunités politiques, le phénomène injure qui lui a valu cette popularité devient une préoccupation sociale qui va au-delà du monde musical et littéraire. D’abord, le chanteur Martelly s’est présenté comme un antisystème, celui qui prône un nouveau discours et qui se distingue des hommes à costumes. Il porte avec lui, tout en l’assumant, ses bêtises. Ses injures qui ont été provocation et insultes gratuites, vont se transformer en un véritable discours sur le social, la politique et l’économie.
1)Les injures comme droit d’injurier sur base de supériorité
D’où vient-il que Martelly puisse se considérer comme supérieur à ses injuriaires ? D’abord, il reconnaît son transfert de la classe moyenne, dont il est issu, à la classe sociale des bourgeois, plus précisément à l’élite mulatro-levantine. Les rapports riches-pauvres, mulâtres-noirs ont toujours travaillé la société haïtienne même avant l’indépendance. Les préjugés de couleurs, la richesse ont toujours porté la classe possédante à se considérer comme supérieure à la masse appauvrie. Le droit d’injurier que Martelly s’attribue vient de son identification à la classe possédante. Il se croit supérieur à ceux de la classe moyenne et de la masse. À bien regarder, ses injures ne sont jamais tournées contre sa classe d’adoption, mais contre les personnalités de la classe moyenne et de la masse appauvrie. Suivant cette lecture qui donne sens aux injures en prenant en compte leur lieu d’émission, Martelly est le porte-parole d’une classe. Il témoigne « l’orgueil, la vanité du locuteur, mais aussi l’antipathie, la jalousie, la colère, la répugnance, la haine, la rancune, le dégoût envers l’allocutaire. Autant de sentiments et d’états d’âme qui justifient l’usage de l’injure pour dévaloriser l’autre et pour se positionner comme supérieur sur l’axe des relations verticales » (EL KHAMISSY, 2010 : 24). C’est cette reconnaissance de supériorité sur la base de l’appartenance à une classe sociale supposée supérieure, qui est la clef de compréhension des injures sur le plan politique et social.
Tout d’abord, dire qu’il est antisystème en se distinguant des hommes à costumes, peut être interprété au moins de deux manières : sur le plan politique et social. Politiquement, les hommes à costumes sont ceux qui occupent les fonctions politiques électives et nominatives. C’est donc eux qui sont appelés généralement à décider pour la nation. Ces hommes qui sont généralement de la classe moyenne, sont donc les principaux responsables de nos déboires. Tout nouveau discours de changement doit voir en eux ou dans leur manière traditionnelle de faire la politique un obstacle. Dans toutes ses sorties médiatiques pendant la période électorale, Martelly s’est attaqué à ces hommes politiques comme responsables de nos malheurs. Il n’a jamais pointé du doigt la responsabilité des mulâtres, des syro-libanais et de la communauté internationale qui sont les véritables artisans de notre sous-développement. Alors que c’est en général ces acteurs qui téléguident les hommes à costumes.
Sur le plan social, en ce qui nous concerne, les hommes à costumes peuvent aussi être identifiés à ceux de de la classe moyenne qui ont gravi un échelon social pour devenir intellectuel, écrivains, banquiers, professeurs, journalistes, juristes, docteurs, etc. Parmi eux se trouvent nos bien-pensants. S’attaquer à ces hommes à costumes sur la scène politique revient aussi à leur faire porter la responsabilité de nos malheurs comme peuple. Ces hommes à costumes, où l’on trouve nos bien-pensants, ont échoué au même titre que les politiciens. De là s’instaure un discours de la facilité. Si ceux-là qui ont été à l’école et qui ont consenti d’énormes sacrifices pour être quelque chose dans la société ont échoué sur la scène politique, alors n’importe qui peut prétendre aux postes politiques. Plus besoin d’avoir un niveau académique pour devenir Député, Sénateur et même Président de la République. Tel a été le message et le peuple a fait son choix en bonne conscience, après que la communauté internationale ait pris en charge le menu. C’est le choix d’une personnalité avec un crédo, la bêtise. Une bêtise, non innocente, qui porte en elle une orientation politique et un choix économique.
2)Les injures comme orientations politiques et choix économique
Si personne de ceux ou celles qu’il appelle les hommes et les femmes à costume n’est épargné de ses propos orduriers, Martelly décide d’orienter ses injures contre deux personnalités en particulier : Jean-Monard Metellus et Liliane Pierre-Paul. Pourquoi ces deux personnages ? Rappelons pour mémoire qu’en 2010, Radio-Télévision Caraïbes a construit la réputation d’être anti-Martelly et pro Madame Manigat. Si après l’accession à la présidence de Martelly beaucoup de journalistes de ce Média se sont ralliés au pouvoir en place, M. Metellus fait figure de résistant. Dans ses émissions journalières « Intersection » et hebdomadaires « Ramase », ses analyses et commentaires tentent toujours à mettre à nu les mauvais agissements de ce pouvoir. Martelly, ne pouvant point cacher sa conception dictatoriale du pouvoir, voit dans la liberté d’expression qui donne à chaque citoyen le droit de dire ce qu’il pense de la chose publique, un obstacle à surmonter. M. Metellus, cet homme à costume de la classe moyenne, est devenu l’une des cibles à abattre.
Tout comme M. Metellus, Liliane Pierre-Paul fait figure de résistant et de critique au pouvoir de Martelly. Mais Madame Pierre-Paul représente plus que cela. Elle est l’un des symboles vivants qui, très jeune, se sont engagés contre la dictature des Duvalier. Elle a consenti d’énormes sacrifices pour la défense des valeurs démocratiques. C’est l’une des figures les plus conséquentes que nous avons encore sur la scène médiatique. S’attaquer à Mme Pierre-Paul c’est s’ériger contre ce qu’elle représente comme valeurs. Quand Martelly dirige ses injures contre ces deux personnalités pour porter atteinte à leur dignité et à leur amour-propre, il s’attaque à un discours sur le social, la politique et l’économie.
Le martellisme se cache derrière les injures pour exprimer un système de valeurs qui va contre nos valeurs morales et démocratiques. Il se reconnaît le droit de dire ses bêtises sur la place publique sans gêne ni réserve, sans aucune considération pour les enfants. À Henfrasa il se reconnaît publiquement comme corrupteur. Il avoue avoir volé et détourné des fonds publics pour faire des investissements dans le secteur hôtelier et dans des entreprises multinationales (Marriot, Best-Western, etc.). Un tel aveu traduit le choix du martellisme pour la politique économique néolibérale. Il n’a pas choisi d’investir dans l’agriculture, comme il l’a promis en période de campagne. Son choix économique consiste plutôt à renforcer le capital de la classe possédante et des entreprises multinationales.
3)L’ère du martellisme comme témoignage de notre déchéance sociale
Si Martelly comme personnage représente des antivaleurs, il n’en est que l’icône. Il vient à symboliser un long processus qui culmine dans la perte de nos repères moraux et démocratiques. Le martellisme témoigne, en effet, l’état d’une société où la grossièreté se généralise. Nous sommes devenus une société de consommation d’injures au point que nous finissons par nous y habituer. La tendance musicale actuelle du rabòday, qui foule aux pieds de l’indécence la dignité de la personne humaine notamment celle des femmes, illustre bien cet état de manque d’élégance et de civilité. L’état de déchéance est tel que les injures graves et publiques, les aveux publics de corruption, de vol et de détournement de fonds n’interpellent plus nos instances législatives et judicaires. Le peuple contre qui se dirigent les injures comme expression de supériorité d’une classe possédante, comme provocation gratuite, comme le choix délibéré d’une politique économique néolibérale, comme antivaleurs morales et démocratiques, ne se trouve point indigné.
Combattre l’ère du martellisme passera d’abord par le réveil en chacun de nous de la capacité d’avoir honte et de nous sentir indignés. Nous devons regagner notre sens politique de nous sentir concernés par la chose publique, les politiques économiques et les discours qui se produisent sur nos valeurs. Agir contre le martellisme demande donc un éveil de conscience généralisé.
 Junior AGENA
 Juriste, Normalien Supérieur,
 Professeur aux Universités
et citoyen engagé
 Port-au-Prince, le 05 février 2018.

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