Ce reflet sur le visage de ces gens, est-il un sourire ou une grenade ? Un coup de plume sur le mouvement petroCaribe.
Ce reflet sur le visage de ces gens, est-il un
sourire ou une grenade ?
Un coup de plume sur le mouvement petroCaribe.
Par : Jean Verdin JEUDI,
Depuis plusieurs mois, on peut lire sur le visage de
nombreux haïtiens une sensation de malaise, ou un rire ombrageux. C’est comme
si on arrive à une ligne rouge. Qu’on soit dans la fin d’un cycle
générationnel, comme a dit La sociologue Michèle ORIOL*; qu’on soit dans la
manifestation de la crise haïtienne contemporaine comme analysé par l’historien
Lesly François MANIGAT (2009); ou qu’on soit à une étape dans la crise du
système injuste et inégalitaire née de la société coloniale esclavagiste, ce
qui est clair, il y a un bruit, un soupir qui dérange.
Les évènements du 6, 7 et 8 juillet dernier
occasionnés par l’annonce de la hausse du prix de l’essence par le gouvernement
haïtien, maintiennent un feu allumé dans le tissu social haïtien. Le premier
ministre Jack Guy Lafontant était contraint de donner sa démission ; les
réseaux sociaux chantent les privilèges des parlementaires. Des comparaisons
pullulent pour montrer le mépris des acteurs publics face aux véritables
besoins de la population et le pillage des ressources collectives: On
retient par exemple la comparaison entre le montant alloué à un
parlementaire pour payer "une deuxième résidence" et l’état pitoyable
des centres hospitaliers du pays; l’état de certains établissements scolaires
(si on peut les appeler ainsi) dans des sections communales et les millions de
gourdes disponibles pour un parlementaire pour manger du poisson dans un
week-end de pâques. L’inégalité sociale est donc mise à nu sur les réseaux
sociaux. Certain arrive même à adapter l’une des formules du système colonial
esclavagiste à la situation politico-économique actuelle : Tout par et
pour les parlementaires, la présidence et leurs acolytes.
Les réseaux sociaux arrivent comme
une petite brise sur le feu qui brule dans la paille sociétale. Ainsi le
petro-challenge ne met pas beaucoup de temps pour rependre la flamme dans la
cour. Comme s’il y avait des séances de répétitions programmées, tout le monde
connait bien la chanson : « kot kòb petroCaribe a ? ».
Le PetroCaribe est un accord de
coopération énergétique établit entre le Venezuela et certains pays des
Caraïbes consistant à les approvisionner en produits pétroliers à des taux
préférentiels, et la durée du paiement s’étend sur une période de 25 ans.
Haïti a commencé à jouir de cet accord depuis 2007. 11 ans après, il n’y a que
le montant de la dette qui reste à l’esprit des subalternes, concrètement rien
n’est réalisé au profit du pays si on suit les différentes interventions sur ce
dossier. Des rapports sénatoriaux montrent qu’un fond estimé à plus de 3
milliards de dollars a été dilapidé au profit d’un petit groupe d’acteurs
nationaux avec la complicité des certains acteurs internationaux.
Un cri part des réseaux sociaux. À
l’unisson, à haute voix une chorale demande des redditions de compte sur
l’argent de petroCaribe. Et le vendredi 24 août dernier, le cri a gagné la rue.
Depuis lors, à travers tout le pays et au-delà des frontières des groupes de
citoyens veulent obtenir des explications sur cet argent que nous devons au
Venezuela. Les mobilisations engagées et l’ampleur que prennent les
revendications permettent de parler aujourd’hui d’un mouvement social tournant
autour du dossier petroCaribe.
Parler de mouvement social
implique aussi un regard sur la réalité politique actuelle. Ce mouvement ne
peut pas se définir en dehors d’une dynamique historique et les rapports de
pouvoirs qui structurent la formation sociale haïtienne. À travers toute
l’évolution historique du pays on a connu ces types de mouvements. On peut prendre
comme exemple les mouvements de l’année 1946, regroupant en grande partie des
élèves et des étudiants, qui à la suite des cinq glorieuses ont abouti à la
chute du président Lescot. Ces mouvements, pour répéter Michel HECTOR (2006),
sont les points névralgiques de la manifestation de la crise haïtienne et des
contradictions sociales inhérentes à la société. À travers lesquels se
manifeste visiblement l’incapacité chronique du système politique à répondre
aux demandes pesantes de la population. Dans un pays où un petit groupe pille,
la majorité vit avec un demain précaire, incertain, chaque jeune est un
potentiel migrant, un exilé en herbe, avec la dette du petroCaribe sur le dos.
Le mouvement du petroCaribe est
perçu comme prétexte pour libérer certaines frustrations liées à la condition
matérielle d’existence de l’homme haïtien et la question de l’impunité en
Haïti. On peut lire sur le visage des petroChallengeurs et les autres
manifestants une rancœur liée à la fuite massive des fils, des frères, amis et
cousins vers d’autre pays pour un mieux-être ; une voisine qui ne sait
quoi donner à manger à la maison ; un père qui ne sait comment ses fils
vont à l’école; une fille qui vient de rendre l’âme à l’hôpital général
(hôpital de l’université d’Etat d’Haïti) parce que les médecins sont en grève,
ils n’ont pas reçus leur maigre salaire depuis 13 mois ; une amie qui a
perdu sa vie pour quelques grammes de sang sur un lit d’hôpital. En gros, c’est
un panier socio-revendicatif qu’ils portent sur la tête en parcourant les rues.
Des revendications qui ne sont pas trop différentes fondamentalement à celles
des divers mouvements populaires qu’a connu le pays : la question du
bien-être collectif.
Dans les
petro-manifestations, chaque claquement d’œil est un sort jeté contre cet
Etat en pourriture, cet Etat qui est contre la nation (Michel Rolph
TROUILLOT, 1986). Chaque mot, chaque soupir est une flèche lancée contre une
justice mafieuse et une administration fonctionnant sur la rentre. Ce qui
traduit en quelque sorte une inconfiance dans les institutions en place qui
sont consubstantielles à l’Etat néopatrimonial.
Chaque coup d’œil est un canon,
une grenade visant la structuration de ces pratiques de corruption. On ne sait
pas si la grenade peut détruire le système injuste qui structure la société
haïtienne - ce qui redéfinirait les rapports de pouvoir injuste nés de la
société coloniale esclavagiste-, ou du moins si le système sera
reconstitué par les morceaux, le reste sur les mêmes structures - ce qui est souvent
arrivé en Haïti. Ce qui est clair, cette vague de mobilisation, exprime un
malaise du système en place. La grande mobilisation nationale du 17 octobre
confirme ce malaise et la volonté de plus en plus manifeste qu’a une grande
partie de la catégorie des subalternes d’arriver à une restructuration de la
société haïtienne.
Si on fait un bref coup d’œil
historique sur la dynamique des actions publiques en Haïti, la corruption et le
népotisme constituent une source d’enrichissement pour les catégories dominantes
(des acteurs étatiques, des hommes d’affaires) avec toute la complicité de la
communauté internationale. Ainsi, la lutte contre ces pratiques ne
nécessite-t-elle pas la remise en question de l’Etat en Haïti ?
Partant des réseaux sociaux pour
arriver aux divers coins du pays, la question du mouvement petroCaribe
symbolisant la lutte pour une nouvelle gouvernabilité des choses publiques,
prend de plus en plus d’ampleurs. En dépit de certaines limites et
contradictions qu’on peut souligner, ce mouvement peut servir comme prétexte
aux organisations progressistes pour attaquer des problèmes fondamentaux de ce
pays.
*Michèle ORIOL, émission Intérêt public, animée par
la journaliste Liliane PIERRE-PAUL sur la Radio Kiskeya, 25 août 2018.
Jean Verdin JEUDI, Sociologue
jeanverdinjeudi@gmail.com
19/10/18
Bibliographie
- Lesly François MANIGAT, La crise haïtienne
contemporaine, Port-au-Prince, Cahier du CHUDAC, Imp. Media-Texte, 2009
- Michel HECTOR, Crises et mouvements populaires
en Haïti, 2ème Ed. Port-au-Prince, PRESSES NATIONALES D’HAITI, 2006
- Michel Rolph TROUILLOT, Les racines
historiques de l’Etat duvalierien, Port-au-Prince, ED. DESCHAMPS 1986.
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